Jerzy Skolimowski

Thierry Jousse

Il y a du funambule et du danseur chez Skolimowski. Mais aussi du poète et du boxeur ou même, pourquoi pas, du jazzman. En fait, dès Walkover, son second film, le polonais volant joue cartes sur table. Son personnage principal, en l’occurence lui-même, puisque déjà il est devant et derrière la caméra, est bien tout cela à la fois. Quand au metteur en scène, son double, il nous éblouit par son talent à l’état pur, comme s’il était né avec le cinéma dans le sang. Rarement, on aura vu un tel déploiement de virtuosité, pourtant jamais gratuite, à part chez Orson Welles en personne. Plus d’une fois on pense dans Walkover à La Soif du mal et à son générique plan-séquence en forme de compte à rebours. Car, dans le film de Skolimowski, tout est affaire de course contre la montre. Vivre et filmer d’un seul tenant, c’est se battre contre le temps. Chaque plan séquence est donc comme un coup de dés ou une arabesque dont on ne sait jamais quel va être le point d’aboutissement ou d’arrêt. De même, le boxeur du film attend l’heure de son anniversaire ou du train pour Varsovie. Il ne cesse d’exhiber les montres qu’il a gagnées au gré de ses combats, et surtout, il est obsédé par les trois minutes que dure un round ou le décompte de l’arbitre qui signifie que le corps est au sol et qu’il est urgent de se relever.

Walkover est donc entièrement sous le signe du temps réel. De là vient sans doute que la plupart des films de Skolimowski soit marquée du sceau du présent. On dirait même qu’ils sont obsédés par l’inscription de l’instant d’énonciation, qu’il soit lié à une situation politique ou personnelle, ce qui revient souvent, pour l’exilé Skolimowski, au même.

Par exemple, lorsqu’en 1980, il termine finalement Haut les mains, son dernier film polonais, resté inachevé à son départ du pays, en 1967, il lui ajoute un long prologue qui prend très vite la forme d’un journal intime, entremêlant à la fois le présent de Skolimowski cinéaste et celui du film en train de se reconstruire, comme s’il était inconcevable et surtout dérisoire, de se replonger dans un film vieux de treize ans sans inscrire littéralement cette inéluctable distance du temps. De même, les deux films qui suivent, Travail au noir et Le Succès à tout prix sont-ils totalement déterminés par les évènements polonais de 1981 et les répercussions du coup d’état de Jaruzelski.

Cette obsession du présent implique très souvent une sorte de fièvre, une apparence brouillonne, une manière d’inachèvement formel qui correspond à une volonté d’être au plus près de soi, de son tempo propre, de ses humeurs et de leurs variations, comme si le geste du filmeur était branché directement sur la démarche de l’homme. De ce point de vue, Skolimowski est plus proche de l’écrivain ou de l’essayiste que du metteur en scène, du moins au sens traditionnel du terme. Il s’inscrit dans le courant d’un cinéma moderne à la première personne dans lequel on pourrait classer aussi bien le Bertolucci de Prima Della Revoluzione que le Godard de Pierrot le fou, courant où la subjectivité pure alliée au discours indirect libre (c’est-à-dire un cinéma où la caméra joue un rôle important et visible et tient un discours parallèle à celui du personnage et du metteur en scène) produit un cinéma de poésie. La poésie n’équivaut d’ailleurs pas ici à l’effusion ou à l’effet poétique, mais possède au contraire le tranchant de la lame de rasoir.

Même dans les films où il n’interprète pas lui-même le rôle principal, Skolimowski donne à la démarche de ses personnages, cette instabilité très personnelle qui est la sienne. Le plus bel exemple est sans doute celui de son fils qui interprète un rôle important dans Le Succès à tout prix et Le Bateau-phare, reprenant le flambeau de son père tout en jetant un regard pour le moins critique sur la lâcheté de celui qui représente l’autorité, Michael York dans le premier film et Klaus Maria Brandauer dans le second. Même l’adolescent de Deep End porte en lui cette sorte d’inquiétude fondamentale, cette absence de certitude comme un oscilloscope enregistrant la moindre variation de rythme, la moindre saute d’humeur, le moindre accident, la moindre catastrophe. Tous personnages qui nous mènent directement au sujet fondamental de Skolimowski, l’immaturité. De Rysopis (Signes particuliers : néant) à Thirty Door Key, en passant par Walkover, La Barrière, Deep End, ou Le Succès à tout prix, il s’agit de traquer ces moments de passage où la tentation de la régression est fondamentale. C’est cet entre deux que Skolimowski n’a pas cessé de filmer, ce moment d’indécision, de déséquilibre où tout peut basculer d’un instant à l’autre. Pas étonnant alors qu’il ait fini par s’attaquer au Ferdydurke de Gombrowicz, écrivain avec lequel il partage assurément plus d’un trait commun, ne serait-ce que l’exil, l’ironie grinçante, la lucidité poussée à son terme, l’absence de croyance dans la duperie du monde et le regard oblique porté sur toutes choses. Il y avait de nombreux risques dans cette adaptation que Skolimowski a choisi d’intituler Thirty Door Key pour bien différencier, par un jeu de mot aussi absurde que le titre du roman de Gombrowicz, le film et le livre, mais le polonais, de retour sur le sol natal, dans un pays plus nulle part que jamais, les a tous effacés d’un revers de main. Thirty Door Key est un retour, après l’errance des Eaux printanières son précédent film, à la meilleure veine de Skolimowski, celle qui manie le grotesque et le saugrenu pour mieux défaire les certitudes et les conventions d’un monde incapable de se regarder en face.

Au fond, le cinéma de Skolimowski est souvent à la limite du fantastique, tant il construit tout en sapant ses bases, en le détruisant de l’intérieur, un univers régi par le lapsus, le dérapage, le moment d’absurde. Ainsi, on pourrait décrire l’art de Skolimowski comme une façon de scier la branche sur laquelle il est assis, cultivant jusqu’au dandysme, mais avec la souffrance de l’écorché vif, le point d’inconfort le plus grand. Ce qui explique, en dehors des conditions d’ordre strictement politique qui jouent évidemment un rôle primordial, un parcours international quelque peu sinueux et parfois cahotique, qui ne renvoie pourtant jamais l’exilé au rang de ces serviteurs de la qualité internationale qu’ont eu tendance à devenir Bernardo Bertolucci ou Milos Forman. L’ironie, la distance, le mordant finissent toujours par sauver Skolimowski. Même dans son unique film américain, Le Bateau-phare, il parvient, dans un style cette fois-ci plus proche de Conrad (autre grand exilé) que de Gombrowicz, à introduire, sur un ton qui n’appartient qu’à lui, cet art du mineur, lisible dans le moindre détail. Par exemple, la voix de Robert Duvall, caverneuse jusqu’à l’excès dans Le Bateau-phare introduit un décalage permanent qui dessine une ligne de fuite dont le film tire évidemment partie. De la même façon, la multitude d’obstacles, objets ou personnes, surgissant sans cesse pour empêcher la course rectiligne du plan séquence dans Walkover ou l’accumulation de détails plus saugrenus les uns que les autres dans Travail au noir, jouent ce rôle de mise à distance ironique. C’est en ce sens que le cinéma de Skolimowski est et demeure moderne, par ce déséquilibre presque stable (à moins que ce ne fut un équilibre complètement instable), ce geste sinueux et insaisissable, cette morale de l’exilé, souverainement soustraite à toute récupération, qu’elle soit idéologique ou formelle.