Carlo Mazzacurati

Carlo Chatrian

« Quand j’ai commencé, il était pratiquement impossible de filmer l’Italie ; nous avions grandi, cinématographiquement parlant, uniquement dans les espaces du cinéma américain. » (Carlo Mazzacurati)

Filmer l’Italie. Toute l’ambition du cinéma de Carlo Mazzacurati se trouve résumée dans ces deux mots. Et si son oeuvre est justement considérée comme exemplaire du « nouveau cinéma italien » (celui qui naît au milieu des années quatre-vingt), c’est à cette préoccupation qu’il le doit. Fidèle à un espace dans lequel les signes géographiques, historiques, culturels se sont déposés et ont produit un fruit nouveau, le cinéma de Mazzacurati rend compte de la réalité italienne toute entière dans la mesure où, partant de son lieu de naissance, il trace des routes qui traversent une région (Les P’tits vélos), la péninsule (L’Estate di Davide) ou le continent (Il Toro).

Laissant d’un seul coup loin derrière lui le cinéma des années soixante – celui de Bellocchio et de Pasolini –, décidé à trouver des réponses idéologiques à la réalité politique et cherchant à concentrer dans un mouvement de caméra le sens des choses, Mazzacurati revient aux origines : celles de Pietrangeli, de Lattuada et même de Rossellini. C’est à dire un cinéma où l’histoire s’appuyait sur une définition précise du contexte. Ainsi, après les dérives linguistiques des années soixante, le cinéma recommence à parler le langage de la réalité (« à parler comme on mange », pour reprendre une expression populaire rendue célèbre par Moretti). Ceci se traduit avant tout pour Mazzacurati par le fait de montrer des espaces familiers. Pour simplifier, on pourrait dire que le meilleur cinéma italien de ces vingt dernières années satisfait la même caractéristique : de Michele Placido à Ciprì et Maresco, de Silvio Soldini à Mario Martone, la péninsule toute entière se révèle dans un splendide panorama, dans lequel cohabitent l’autochtone et l’étranger, le sédentarisme et la fuite.

Ces termes constituent justement les données de son premier film, Nuit italienne. Le « no man’s land » du Delta du Po, terre humide et désolée, théâtre d’étranges contaminations entre le passé et le présent, territoire dans lequel se rencontrent ces forces opposées (le sens de l’appartenance et le voyage). Entre ces deux préoccupations propres au cinéaste – donner une forme à un espace et renouveler un genre – c’est encore la première qui s’avère la mieux définie lorsqu’il décide en 1987 de filmer ce scénario écrit quelques années auparavant par Franco Bernini. Si l’on cherche à mettre Nuit italienne en perspective, on retiendra d’emblée la dialectique entre l’aspect narratif et descriptif qui caractérisera toute la filmographie de Mazzacurati par la suite, montrant comment le narratif s’efface quand le descriptif ne le supporte pas de façon adéquate. Dès le départ, en effet, le metteur en scène trouve de bonnes solutions pour affronter la construction d’un nouvel espace dramatique, tandis qu’il rencontre encore des difficultés pour développer le processus de refondation des genres. Ici le film noir, film qui se conclut par une séquence bâclée ayant un air de déjà-vu. Le scénario, quant à lui, avait déjà montré de façon plus perfide et subtile ses propres zones d’ombre (une réalité campagnole ayant parfaitement assimilé les déformations du système industriel). Ailleurs, ce sera la comédie (La Langue du Saint) ou le conte initiatique (L’estate di Davide) qui normaliseront une vision âpre et sans réconciliation possible avec la réalité. Ce n’est que lorsque l’histoire concerne directement un espace donné (le western revisité dans Il toro, ou le regard sociologique inscrit dans le drame dans Une autre vie) que le film n’abandonne à aucun moment sa charge expressive.

L’auteur trouve réellement une réponse au problème narratif dans Les P’tits vélos, film tiré d’un roman de Goffredo Parise situé à Vicenza, en 1939. S’appuyer sur une structure solide ne profite pourtant pas au projet. Mazzacurati, qui reste un metteur en scène du présent, réalise ici son film le moins solide, en équilibre entre la représentation d’une réalité historique peu fidèle et quelques moments de vérité mélancolique. Son regard a décidément besoin d’un espace contemporain, dans lequel inscrire des allusions précises à un passé qui resurgit ou à un futur qui menace. Les meilleurs moments restent donc ceux où apparaissent des personnages d’enfants, leurs visages et leurs voix, expressions d’une province qui ne meurt pas sous l’oppression fasciste. Si on lui jette un regard plus attentif, Les P’tits vélos est une oeuvre beaucoup plus enracinée qu’il ne le semble au premier abord, dans la région qui a vu naître Mazzacurati. Entre Vicenza, Padoue et Venise, le film crée l’impression d’une réalité homogène dans laquelle le paysage (la plaine du Pô, infinie) est plus prégnant que l’idéologie (les références historiques et politiques à une période sombre de l’histoire italienne sont réduites au minimum). Les P’tits vélos montre une région à traverser en bicyclette, comme le fait Bartali sur son vélo de course – symbole d’un rêve italien que l’on rencontre au détour d’un virage mais qui peut aussi conduire à la mort, comme l’indique sa fin tragique.

Si Les P’tis vélos met en évidence les faiblesses du cinéma de Mazzacurati, Une autre vie permet de tracer la troisième variable, probablement la plus intéressante de son travail. Ayant abandonné le nord-est, le cinéaste descend vers la capitale, tout en restant cependant dans cette banlieue où l’on respire encore le parfum de la province. Ici, les véritables espaces à explorer sont les visages des personnages : Amendola et son groupe sauvage et, à l’opposé, Orlando avec son sérieux tranquille. D’un côté, la ville moderne, sans mémoire, qui vit au jour le jour avec frénésie, qui habite des quartiers longs comme des rues (la rue Tuscolana justement, qui traverse la ville) ; de l’autre, l’extérieur de la ville, symbolisée par un personnage sédentaire comme les idées qui l’habitent, qui a besoin d’une étrangère pour se mettre en route. Dans le système des personnages d’Une autre vie, il est possible de trouver, déjà, les deux directions que prendra le cinéma de Mazzacurati : l’amitié virile et la rencontre avec l’étranger, ici sous la forme de la femme slave. La relation entre Silvio Orlando et Adrianne Biedrzynska est le symbole d’une figure qui dépasse les frontières du film. Loin de ses territoires (mais Mazzacurati vivait depuis longtemps à Rome), le metteur en scène retrouve dans l’homme et la femme les caractéristiques de son propre paysage. Cette même dialectique terre/eau que Nuit italienne avait esquissée, est ici incarnée par les personnages de Saverio et Alia, exemples de deux réalités opposées. Des hommes grossiers, maladroits dans leurs gestes, aux corps définitivement terrestres. Et des femmes éthérées, candides et fuyantes. Des créatures qui viennent de loin et qui s’en vont tout aussi loin. Comme la marée. Giulia Boschi (la rebelle Diaria dans Nuit italienne), Jessica Forde (Fedora, la danseuse prostituée dans Les P’tits vélos), Adrianne Biedrsynska (Alia dans Une autre vie) sont des femmes que l’on n’oublie pas. Elles illuminent le film même avec de brèves apparitions. Alia, la dernière de ces femmes (mais par la suite Vesna/Teresa Zaiickova et Patrizia/Isabella Ferrari prendront le relais), parle pour elles toutes. Les femmes de Mazzacurati sont toujours différentes du sujet. Créatures d’eau, indéfinissables et donc attirantes. Toujours lointaines, même quand leur corps se révèle (la peau blanche de Giulia Boschi reste comme une empreinte fulgurante que toutes les autres porteront sur elles). La rencontre entre un homme et une femme constitue alors un hommage parfait au paysage du Delta du Pô. L’homme aux comportements incertains (petite parcelle de terre qui prend corps grâce à Marco Messeri, Silvio Orlando ou Antonio Albanese) constitue le point de vue dont part le récit. L’homme reste inévitablement attiré par la présence féminine qui l’encercle, l’attire à elle, jusqu’à l’entraîner dans sa chute. Comme l’eau avec la terre dans les marais du nord-est italien.

La femme est l’élément central dans les films de Mazzacurati, son point de fuite et son point de non retour. Curieusement, l’oeuvre qui affronte directement le thème du voyage atténue cette présence, pour développer une amitié virile. Il toro remplace l’altérité représentée par la femme par un paysage, une culture et une langue autre. Si dans le quatrième film de Mazzacurati les femmes perdent de leur importance, c’est parce que le cinéaste a dirigé son regard vers une zone mystérieuse et incertaine : l’est. Depuis Nuit italienne (avec Roberto Citran en splendide tzigane), il constitue la véritable frontière pour Mazzacurati. Lieu du désir où retrouver les dimensions mythiques que l’horizon italien anéantit. Il ne faut donc pas s’étonner que le cinéaste reproduise dans cette plaine les données de sa propre région, en en prolongeant cependant la portée. Dans cette optique, Il toro est celui de ses films le plus réussi, celui dans lequel Mazzacurati parvient le mieux à transposer la leçon du cinéma américain à sa propre sensibilité. Il réalise un western situé dans l’est profond, où des taureaux réels et symboliques (le cinéaste a défini le personnage interprété par Abbatantuono comme le véritable taureau du film, celui qui « charge à tête baissée ») remplacent les troupeaux de Ford et Hawks.

Il toro était un voyage dans une culture, réelle et mythique en même temps. Mazzacurati poursuit cette expérience en réalisant un nouveau film où il cherche à transporter cette saveur transnationale dans l’Italie des années quatre-vingt dix. C’est peut être en cela que Vesna va veloce ressemble à l’oeuvre d’un vétéran de guerre, qui regarde la réalité avec un regard d’étranger – semblable à celui de l’héroïne (c’est la seule fois où une femme obtient ce rôle). L’atmosphère continentale avec ses aspects irréels traverse encore le récit, lequel cependant réduit ses objectifs, abandonnant le ton épique du film précédent. Vesna va veloce est un film intimiste, minimaliste, enfermé entre les deux personnages principaux : une immigrée tchèque et un ouvrier communiste, seul et déraciné, comme elle. Un couple magnifique, mais impossible, emblématique d’une réalité où l’utopie est proche sans que l’on ait cependant l’espace nécessaire pour la développer.

Cette même sensation se retrouve dans les deux derniers films du metteur en scène, dans lesquels sa façon de procéder est portée à son paroxysme. L’estate di Davide est un film réalisé pour la télévision italienne, un récit initiatique qui mêle l’amour du paysage vénitien avec l’actualité de la contrebande. Une oeuvre qui semble mettre au goût du jour la leçon de Nuit italienne (même délicatesse et profondeur dans la façon de filmer la campagne, même dérive narrative dans la partie relative au voyage du jeune garçon vers le sud) sans cependant son acidité générale. La Langue du Saint représente au contraire une tentative pour reconstruire la comédie à l’italienne, sans abandonner la critique de la société (ici la réalité laborieuse et bigote de Padoue). Deux oeuvres dans lesquelles Mazzacurati cherche encore une fois à construire un récit avec et sur l’Italie actuelle, tantôt dans le registre mélancolique, tantôt dans le registre grotesque. Par rapport à ses débuts, c’est la façon de développer la narration qui change. Il englobe la conscience de la défaite typique de l’italien de l’après-guerre. Davide et son ami improvisé, tout comme Willy et Antonio, sont tout proches de réaliser leurs intentions. Suite à une série de coïncidences, leur plan s’envole en fumée et la réalité prend le dessus. Davide et Willy, le jeune diplomate et son play-boy d’âge mûr, tirent une leçon de leur défaite, déplacent le combat sur un autre plan. Pour eux, le rêve reste au-delà de l’écran, derrière les images auxquelles ils participaient. Ce qui est une façon de rêver encore. Ou d’aller plus loin, comme ces femmes et ces terres qu’ils ont vues et aimées.