Nikos Panayotopoulos

Michel Demopoulos

Vers le milieu des années 1970, le Nouveau Cinéma Grec eut la chance de compter dans ses rangs, trois réalisateurs de tout premier ordre qui se sont signalés par un style novateur, un univers singulier, une écriture personnelle. Entre Théo Angelopoulos, Pantélis Voulgaris et Nikos Panayotopoulos, aucune communauté de genre ni de choix esthétiques, on est, au contraire, en présence de trois démarches cinématographiques résolument différentes. Leur seul point commun, c’est une volonté d’en découdre avec le "vieux cinéma grec", celui des mélos et grosses farces et d’y substituer une nouvelle éthique de laquelle découleront des options thématiques et esthétiques différenciées. Remise en cause qui, au lendemain de la dictature militaire, verra ses objectifs se réaliser au moment même où la production commerciale, déjà agonisante, sombrait, emportée corps et biens par le déferlement de la télévision.

De ces trois cinéastes, Nikos Panayotopoulos est le plus déconcertant, le plus imprévisible et, finalement, le plus mystérieux. Son premier long métrage, Les Couleurs de l’iris (1974), reste une ?uvre surprenante et, pour l’époque, parfaitement "inopportune", tant elle semblait se détourner des priorités que le Nouveau Cinéma Grec s’était fixées, que ce soit la relecture "idéologique" de l’histoire grecque récente (Jours de 36 et Le Voyage des comédiens d’Angelopoulos, Happy Day de Voulgaris) ou bien le regard tantôt décalé, tantôt compatissant, projeté sur la réalité sociale de l’époque (La Reconstitution d’Angelopoulos, Les Fiançailles d’Anna, de Voulgaris). Dans cette perspective, la première scène du film où l’on voit un type étrange muni d’un parapluie interrompre le tournage d’un film publicitaire puis, après avoir été refoulé, s’enfoncer tout habillé dans la mer avant de disparaître, constitue à la fois une sorte de manifeste de son cinéma, un condensé de sa démarche et la matrice fictionnelle de son ?uvre à venir. D’ores et déjà, Panayotopoulos prend ses distances vis-à-vis de la fiction traditionnelle préférant explorer les rapports cinéma-réalité et souligner, non sans ironie, les pouvoirs mystificateurs de l’image. N’hésitant pas à recourir à l’absurde, il introduit une dimension nouvelle, une approche ludique, un anticonformisme, une élégance de style, la référence cinéphilique. Son cinéma est directement influencé par la Nouvelle Vague française et, comme il l’a souvent répété, Godard est son maître à penser. Ce qui n’est pas étonnant puisqu’il a fait ses premières armes à Paris où il a vécu plus de dix ans (de 1960 à 1972), suivant des cours à la Sorbonne, fréquentant assidûment la cinémathèque et trouvant le temps de tourner quelques courts métrages.

Son film suivant, Les Fainéants de la vallée fertile (1978), le plus prestigieux à ce jour (et le plus primé), tiré du roman d’Albert Cossery, aborde l’hédonisme de la paresse comme une métaphore inversée de la lutte des classes. ?uvre close et lisse, elle semble ouverte à toutes les lectures, tout en restant sourde à toutes les interprétations. Fascinante et inquiétante, elle joue sur tous les registres, multiplie les fausses pistes et les voies sans issue. Formellement, le film est d’une fluidité stupéfiante, qui s’oppose à la léthargie délibérée des fainéants. Deux ans plus tard, il tourne Mélodrame ?, histoire d’un amour inaccessible doublé d’une méditation radicale sur l’isolement, tourné en noir et blanc, sur l’île de Corfou, dans un décor pluvieux, glauque et mélancolique. Film d’un dépouillement extrême, qui a pour protagoniste un magnétophone, et qui débute (et se clot) par un plan fixe en couleur sur une fenêtre ouverte avant qu’apparaisse la phrase de Bazin "le cinéma est une fenêtre ouverte sur le monde". Décidément, Panayotopoulos ose une ironie qui frise le sarcasme et qui n’appartient qu’à lui.

Dans Variétés (1985) et La femme qui rêvait (1988), il poursuit, au-delà des structures dramatiques élémentaires, une réflexion sur le réel et sa représentation, sur les rapports du cinéma et de la vie, sur le rêve comme moteur de la créativité. Le réalisateur, héros en crise du premier film, s’enferre dans les faux-semblants et tente de substituer aux affres de la création, la fuite en avant ludique, la quête d’une aventure irresponsable. Les rêves de la
femme, dans le second, trahissent l’inconscient mais nourrissent les rapports émotionnels du couple tout en apportant au film une
plus-value poétique. La palette du réalisateur est riche en touches humoristiques et surréalistes, et la musique, (Chopin, Brahms) y occupe une place déterminante.

Je rêve de mes amis (1993) est un road-movie existentiel qui décline en trois histoires différentes, trois étapes de la désillusion de Kyriakos, de 1965 à 1990. Tiré de nouvelles d’un écrivain important de la littérature grecque contemporaine, Dimitris Nollas, ce film reste, par son radicalisme formel, l’un des plus sidérants de l’?uvre de Panayotopoulos, l’un des plus personnels aussi, celui où il jette un regard sobre et désabusé sur l’échec d’une génération, la sienne.

Ensuite, changement de registre pour Le Célibataire (1997), mais surtout Au bout de la nuit (1999). La fiction reprend le dessus, les personnages s’étoffent et tentent l’aventure de la survie dans une Grèce en mutation, celle du chômage, des émigrés clandestins, des horizons bouchés et des boîtes à bouzouki sordides. Regard oblique, humour singulier, Panayotopoulos se complaît dans l’art de la déviance et du mélange des genres. Après le curieux Beautiful People (2001), sorte de remake people du Mépris de Godard, tourné dans le milieu jet-set de Mykonos, et nappé d’une atmosphère trouble où badinage et humour corrosif font bon ménage, il s’essaie au cinéma de genre, au film noir new-age avec Je suis las de tuer tes amants (2002) qui reprend librement, dans la trame d’une structure labyrinthique, le mythe de Carmen (celle de Bizet comme celle de Godard). Il démonte ce mythe, désamorce la fascination inhérente au genre, renverse les modèles, persifle et signe. Mais Panayotopoulos est un réfractaire, il ne s’enferme jamais dans une voie, il s’avance sur les chemins filmiques les plus inattendus. Sa démarche tranchée, résolue, sait, le moment venu, se hisser sur un piédestal pour, l’instant d’après, s’abîmer dans la douleur la plus pénible. Son dernier film sorti à ce jour, Delivery (2004), en fournit une preuve supplémentaire. Histoire hallucinée d’un homme venu de nulle part qui erre, silencieux, dans les rues de l’Athènes d’aujourd’hui, au milieu des paumés, des junkies et des marginaux de toutes nationalités, trouve un job de livreur de pizzas, sillonne de nuit les bas-quartiers dans tous les sens, avant de se retrouver piégé dans un engrenage inexorable. Tout comme son héros, le réalisateur ne juge pas, il observe froidement, en entomologiste, la dure réalité qui l’entoure, il "tourne un film pauvre sur des gens pauvres" et prend le temps de rêver à une autre issue que celle de l’Enfer moderne inévitable.

Nikos Panayotopoulos ne connaît pas la notoriété internationale de son aîné Théo Angelopoulos. Et c’est dommage. Peut-être est-ce le fait de ne pas hésiter à saper lui-même son statut d’auteur, un statut pourtant chèrement payé. Son acharnement créateur, ces dernières années (il vient de terminer Mourir à Athènes), relance constamment notre curiosité pour un cinéaste qui a imprimé sa marque – décisive, pugnace – sans avoir, à ce jour, récupéré sa mise.