Delphine Seyrig

Jean-Marc Lalanne

« Je pourrais me tromper. Croire que je suis belle, comme les femmes regardées. Parce qu’on me regarde vraiment beaucoup. Mais moi je sais que ce n’est pas une question de beauté mais d’autre chose. Par exemple d’esprit. Ce que je veux paraître, je le parais. Belle aussi si c’est ce que l’on veut que je sois. » C’est par ces paroles autoreflexives que débute le documentaire de Jacqueline Veuve sur Delphine Seyrig. Toutes les images, du spectre en robe de plumes de Marienbad à la ménagère obsessionnelle de Jeanne Dielman, celles de la star et celle de la militante, elle les a choisies, construites, projetées. Tentative d’attraper et de joindre quelques-uns de ces reflets.

Une dame (1)

« J’ai vraiment cherché à être, de la pointe de mes pieds à la pointe de mon crâne, une dame ». Delphine Seyrig définit ainsi sa composition de L’Année dernière à Marienbad. Une des rares images que l’on connaît d’elle antérieure à Marienbad montre effectivement le contraire d’une dame. C’est dans Pull my Daisy (1959), le documentaire de Robert Frank, avec Jack Kerouac et Allen Ginsberg, sur le mouvement beatnik. On y découvre une jeune femme aux cheveux courts, ébouriffés, sans maquillage, vêtue d’un pull noir, clope au bec, un peu garçonne. Le visage est d’une beauté nue proche de l’Ingrid Bergman de Rossellini. L’attitude et le style renvoient à la jeunesse des années 1950 de Saint-Germain, entre égérie existentialiste et jeune intellectuelle situ filmée par Debord. Mais « chercher à être une dame » pour Delphine Seyrig, c’était aussi devenir ce qu’elle était déjà. À savoir une grande bourgeoise, fille d’archéologue née à Beyrouth en 1932, d’ascendance aristocratique, au destin qu’elle avait fui, par le théâtre (elle suit à partir de 1952 les cours d’art dramatique de Tania Bachalova où elle rencontre Michael Lonsdale), le départ à New York dans les années 1950 et la fréquentation des beatniks. Toute sa carrière va désormais osciller entre cette reconstruction de la « dame », qu’elle accomplit pour Resnais, et la progressive liquidation dans les années 1970 de ce modèle de glamour chic. Une « dame », fréquemment habillée à l’écran en Chanel (Coco l’adorait), c’est ainsi qu’elle apparaît dans Marienbad, Baisers volés, Le Charme discret de la bourgeoisie, India Song. Plus qu’une dame, une fée parfois (Peau d’âne) ou un vampire en robe argentée (dans le très kitsch Les Lèvres rouges), avant de choisir de se dépouiller de ces parures, de déjouer ce destin de dame, pour faire apparaître l’éternel de la condition de la femme.

Une femme

Libérer la femme, ce fut le mot d’ordre de cette compagne de route du MLF, et cela commence par se dégager du particularisme social de la grande bourgeoise pour incarner une condition plus universelle. C’est d’abord Aloïse de Liliane de Kermadec, où elle incarne un personnage d’extraction modeste, dans la première moitié du XXe siècle, internée dans un hôpital psychiatrique. Représenter toutes les formes de l’aliénation de la femme, cela devient son credo d’actrice, dont le chef-d’oeuvre est bien entendu l’extraordinaire Jeanne Dielman de Chantal Akerman, qui la voit répéter pendant trois heures vingt des rituels domestiques, entre jouissance obscure et enfermement psychotique. Mais c’est aussi son combat de personnalité publique, défilant dans les rues, prenant la parole à la télévision pour militer en faveur de la légalisation de l’avortement (elle signe bien sûr le manifeste des 243 salopes). Et aussi de cinéaste, s’emparant de la caméra pour interroger ses consoeurs actrices (Jane Fonda, Juliet Berto, Maria Schneider) sur la façon dont le cinéma travaille à les conformer à une demande masculine – le documentaire Sois belle et tais-toi, qu’elle réalise entre 1974 et 1976. La « dame » en Chanel est devenue une femme engagée, vêtue de robes hippies brodées, et l’actrice une cinéaste et une militante, dont les choix de carrière travaillent prioritairement à servir la logique d’un discours.

L’Europe / l’Amérique

Après quelques années d’apprentissage du théâtre à Paris, Delphine Seyrig part à New York, où elle suit les cours de l’Actor’s Studio, reçoit l’enseignement de Lee Strasberg. Pendant ces cinq années, elle court les castings, souvent en vain, et le film de Robert Frank sera sa seule incursion (prestigieuse) dans le cinéma américain des années 1950 (l’Amérique fera pourtant appel à elle au début des années 1970, chez Wiseman ou Losey). Cette formation à la Méthode est un des traits les plus énigmatiques du jeu de Delphine Seyrig. Car à examiner les performances qui ont fait sa légende, on ne retrouve rien de l’hyperréalisme souvent trivial et de l’hyperexpressivité propre à l’Actor’s studio. Dès Marienbad, elle impose un jeu distancié et lointain. Elle joue ses dialogues comme un texte, avec la perfection de diction d’une récitante, et cela jusque dans les films les plus proches du naturalisme (Baisers volés). Cette façon de dissocier le corps et le texte, le hiératisme des postures (son art unique du penché de cou et du regard qui se perd) et la musicalité légérement atonale de la voix, Duras le radicalise avec la voix-off continuelle d’India Song. La voix et le corps sont à jamais disjoints. Le corps s’abîme dans des dispositifs infinis de miroir et la voix surgit d’un autre régime de représentation que l’image. Le jeu de Seyrig représente la quintessence d’un certain cinéma moderne. Pourtant dans le précieux making-off de Jeanne Dielman, réalisé par Sami Frey, on voit que l’actrice ne s’est jamais totalement défaite de ses acquis strasbergiens. Sur le plateau, elle enjoint constamment Chantal Akerman de lui expliquer ce que le personnage a dans la tête, de lui raconter toute sa vie, de lui expliquer les méandres de son intériorité. La cinéaste a beau répéter que cela n’a aucune importance, qu’elle se fout de la psychologie, elle insiste. Une méthode américaine qui se concrétise en blancheur toute en surface propre aux avant-gardes européennes, c’est peut-être une des clés les plus mystérieuses de sa puissance d’actrice.

Quelle modernité ?

Une star du cinéma moderne donc, dont l’assomption accompagne les expériences les plus neuves des années 1960, les ruptures esthétiques les plus radicales des années 1970. Mais la modernité du parcours de Delphine Seyrig a ceci de singulier qu’elle s’écrit presque à la marge de celle la plus emblématique de son époque : la Nouvelle Vague. Elle devient une star avec Alain Resnais (L’Année dernière à Marienbad, Muriel, qui lui vaut le Prix d’interprétation à Venise), cinéaste cousin mais jamais totalement affilié à la Nouvelle Vague. Ni Rivette, ni Godard, ni Rohmer, ni Chabrol ne font appel à elle. Truffaut et Demy lui écrivent seulement des seconds rôles (certes inoubliables). Sa modernité est plus proche de la littérature que du cinéma. Après Ginsberg et Kerouac, c’est une adaptation de Robbe-Grillet qui lui offre la gloire. Elle est une des têtes parlantes de l’admirable Comédie de Samuel Beckett. Elle accompagne ensuite l’oeuvre de Duras sur scène et dans les films. Au théâtre, elle joue Peter Handke pour Claude Régy. La modernité cinématographique qu’elle incarne se nourrit d’autres avant-gardes (jusqu’à William Klein dans Mr Freedom). Une star plus Nouveau Roman que Nouvelle Vague, c’est là encore un de ses paradoxes.

Une apparition

La Nouvelle Vague quand même. « Ce n’est pas une femme, c’est une apparition », dit Antoine Doinel de Fabienne Tabar, l’épouse du marchand de chaussures qui l’emploie. Les cinéastes cinéphiles de la Nouvelle Vague filment Seyrig comme une star de cinéma. Même dans le contexte de petite bourgeoisie parisienne de Baisers volés, Seyrig est celle qui apparaît. Entre les rangées de chaussures d’où Doinel l’épie d’abord, puis de façon inespérée dans sa chambre de bonne pour un 5 à 7 impromptu. Elle apparaît de façon plus magique encore dans Peau d’âne, Fée des Lilas qui transperce au ralenti un plafond et traverse les cloisons de sa baguette dorée. Aussi surnaturelle dans une chronique réaliste que dans un conte, organisant d’élaborés dispositifs d’apparitions/ disparitions, c’est ainsi que l’a rêvée la Nouvelle Vague, en seulement deux films. Une créature purement cinématographique, un être de fantasmes et de trucages, une star au carré.

Une dame (2)

Une dame plutôt qu’une demoiselle. Delphine Seyrig n’a jamais incarné à l’écran la jeunesse. Elle a presque trente ans lorsqu’elle tourne L’Année dernière à Marienbad, et son personnage est déjà entièrement tourné vers un passé lointain qui n’émerge que par bribes. Dans Muriel ou le temps d’un retour, alors que l’actrice a 31 ans, sa chevelure est teintée de gris et son personnage a un beau-fils d’une vingtaine d’années. Bien avant d’avoir atteint cet âge, et ce pendant deux décennies, Delphine Seyrig a incarné tous les états de la femme de quarante ans, maturité resplendissante ou au contraire féminité déjà rongée par l’usure. Et c’est à l’approche de la cinquantaine, que l’actrice tourne moins, ou dans des films moins importants. Elle trouve quelques seconds rôles émouvants (dans Golden Eighties d’Akerman, 1986), fait de la télévision, tourne dans des films presque jamais vus (comme le dernier, Johanna d’Arc of Mongolia, 1989). Alors même que Delphine n’a jamais cessé de dénoncer la cruauté du sort fait aux femmes (et peutêtre pour cela), le cinéma n’a pas su accompagner l’actrice dans sa traversée des âges et n’a retenu d’elle que l’image immuable de la quadragénaire.

Une icône queer

Delphine Seyrig a donc tout construit : la femme bourgeoise, la femme de quarante ans, la star de cinéma. Ce faisant, elle a aussi tout déconstruit, à commencer par l’identité féminine. « Merci monsieur », lui dit Antoine Doinel dans un effarant lapsus, tandis que Fabienne Tabar lui offre du café. Dans le cinéma courtois de François Truffaut, l’offensée mettra cela sur le compte d’une délicatesse galante – celle d’un homme qui surprendrait une femme nue dans une cabine et feindrait de ne pas l’avoir mangée du regard. L’intuition n’en est pas moins juste. La féminité outrée de Delphine Seyrig remet aussi en cause la notion de genre. C’est une féminité presque parodique, qui, comme celle des drag-queens commentées par la théoricienne féministe Judith Butler, se désigne elle-même comme pur artifice. Truffaut creuse d’ailleurs cette intuition dès son Doinel suivant. Dans Domicile conjugal, le couple Doinel croise dans la cage d’escalier un mystérieux voisin, que tout l’immeuble a l’impression d’avoir déjà vu quelque part. C’est l’imitateur Claude Véga, vedette du music-hall de l’époque, qui l’interprète. Un soir, les Doinel regardent la télévision et sont proprement sidérés d’y découvrir leur voisin en plein numéro d’imitation. Il contrefait sur scène des répliques de L’Année dernière à Marienbad (« Ah! encore ces corridors… »), puis poursuit son grand show seyrigien en pastichant la grande scène de Baisers volés (« Vous dites que je suis exceptionnelle, oui c’est vrai je suis exceptionnelle… »). La scène est vraiment dingue car on ne sait si le trouble du personnage est dû à la surprise de découvrir son voisin à la télévision (au niveau de la fiction) ou celui de reconnaître, mis en abyme, un de ses souvenirs personnels, fétichisé comme réminiscence cinéphile (donc dans les interstices de la fiction). L’effet dit en tout cas deux vérités profondes de Delphine Seyrig : elle n’est jamais tout à fait un simple personnage (et toujours un peu une icône, désignée comme telle à l’intérieur d’une même série); elle exécute toujours un peu un numéro de transformiste tant sa féminité se donne dans l’excès, accomplit la relecture maniériste et critique des atours féminins de cinéma. Une immense actrice déjà doublée de son travesti, c’est peut-être la part la plus contemporaine, la plus politique aussi, de l’art de Delphine Seyrig.